« Douche ».
Pas terroche, comme son. D’accord, il y a « doux » et « shhh » dedans…
Mais quand même, vous ne trouvez pas moche, vous, le mot « douche », pour rendre hommage à cette abondance cascadante de gouttelettes chaudes qui nous lave, nous apaise et nous réchauffe ? Et pour décrire en même temps le havre miniature de paix et d’intimité dans lequel on la prend ?
« Douche ». Personnellement, je trouve un peu court. Un peu sec. Je ne sais pas, il faudrait au moins trois syllabes. Une finale longue, de belles voyelles, quelque chose d’harmonieux, de souple, de sensuel… Ben ouais, quoi !
Il faut dire qu’à force que vivre sur de l’eau salée avec des provisions d’eau douce limitées, la perspective d’une douche terrestre classique prend des proportions tout-à-fait inédites. Vingt jours de mer.. ou sept, ou même un seul, à suer en bataillant avec les voiles. Ou à geler, trempée par les grains et les embruns. Douche ? Lavage au seau d’eau salée, rinçage rapide dans le cockpit avec trois litres d’eau douce, souvent à température ambiante. Ça a son charme, j’en conviens ! Mais, lorsque pour une raison ou pour une autre, une marina se profile à l’horizon… une idée fixe revient. La marina… et sa douche ! Une Vraie Douche avec des Murs et une Porte et de l’Eau Douce et Chaude qui coule du plafond ! Toute seule, sans devoir pomper manuellement pour avoir de la pression, sans devoir chauffer l’eau à la bouilloire, sans compter les litres… Le bonheur !
Bien entendu, une marina se doit tout d’abord d’offrir un abri sûr à mon bien-aimé bateau. Si possible, elle sera bon marché et offrira eau, électricité, une laverie pas loin et une bonne base de départ pour les randonnées. Mais la douche… les douches des marinas quand on voyage en voilier, c’est… c’est comme les repas quand on voyage en avion. Exactement pareil. Vous savez, quand on choisit un vol long courrier : au moment de confier notre petite personne à engin de tôle qui va nous emmener à 900 km/h et à 10000 mètres au-dessus du plancher des vaches, on pourrait au moins se préoccuper de la résistance des métaux en altitude et des heures de vol du capitaine, mais non ! Nous voilà soudainement assaillis de vastes préoccupations existentielles, donnant lieu à des prises de renseignements vitaux du genre :
– Et alors, les repas, sur le Zürich Dubaï Singapour Boston Madrid ?
– Ha, une horreur ! Rien que les petits déj’ : une sorte de pâtisserie immonde qui n’avait du croissant que le nom. Et je ne te raconte pas le poulet curry du lunch, qui sentait le torchon mal essoré dans tout l’avion !! Une in-fec-tion.
– Oulàaa mon paaaauvre… et les snacks ? yavait des snacks, pour compenser, au moins ? Et il faut payer le vin, avec les repas ?
– Alors les snacks, ça allait. Boissons gratuites, café pas top mais passable. A toi de voir…
… Hé oui ! Concentrés sur l’essentiel, inévitablement et toujours, nous sommes.
Donc pour les douches de marina, c’est pareil. Sauf qu’il n’y a pas forcément moyen de se renseigner avant. Alors, en arrivant en vue de la côte, je m’offre parfois le grand frisson : je me la représente, je me l’imagine, je la visualise, cette douche… Selon mon état de salaison et de fatigue, je la fantasme : Comment sera-t-elle ? Avec cafards ou sans ? Chaude, l’eau ? Et le débit ? De quoi se rincer les cheveux proprement ou pas ? Faudra-t-il marcher plus de dix minutes pour s’y rendre ? Et culpabiliser au bout de deux en plein shampoing tellement il y a de monde qui attend ? Sentira-t-elle le moisi ou la javel ? Y aura-t-il des cheveux qui bouchent l’écoulement ? Des crochets à l’intérieur pour que mes petites affaires ne s’effondrent pas dans un vague fond d’eau croupissante ? Un loquet pour fermer la porte de l’intérieur ? Suspennnnsssssss…
Sans rire, il y aurait de quoi écrire un bouquin sur le sujet. Car chaque douche de marina a sa personnalité propre, ses défauts et ses caprices… Il y a par exemple la douche pimpante avec marbre et bois précieux mais sans eau chaude, sauf entre midi et deux quand on n’en a pas besoin. La discrète moderne et fonctionnelle qui a autant d’âme qu’un camion frigorifique. La débordante de vie à toute heure – humains, mouches, cafards, champignons, fourmis, même une poule… La payante qui donne invariablement envie d’abuser et d’y faire sa lessive aussi pendant qu’on y est (sauf celle où l’on paie au débit). La bof-bof tellement moyenne qu’on l’oublie tout de suite. La secrète que je n’ai toujours pas trouvée malgré trois jours à ratisser méthodiquement la zone, la « fermée pour travaux juste cé weekend quel dommage mais si vous voulez vous pouvez vous doucher chez moi madémoiseeeelle ». Sans compter celle qui n’existe tout simplement pas et qui me fait atterrir, selon la marina, dans les douches communes et en plein air du camping hippy voisin ou dans celles du club de plongée du bled qui m’a pris en pitié… Olé.
Et puis il y a celle que je préfère par-dessus toutes, l’ultime, la quintessentielle : c’est la douche Happy End ! Elle ressemble d’abord à un rendez-vous foireux et fait regretter d’être venue, puis laisse vraiment redouter le pire avant de se transformer en coup de foudre total. J’aime ! Effets spéciaux, sensations fortes et dénouement heureux… un vraie superproduction américaine, tout y est !
Pour commencer, il y a l’appréhension sourde en discernant, à travers l’orage du soir, le bâtiment – décati et étayé de partout pour ne pas s’écrouler sur lui-même – qu’on m’a aimablement indiqué en me remettant une petite clé rouillée. Je m’y rends néanmoins d’un pas résolu. Lors de la phase d’approche, l’appréhension se transforme progressivement en malaise… Moisissure rampante, relents douteux, planches de contreplaqué délaminé qui pourrissent par-dessus les flaques, absence totale de signe de vie humaine dans un périmètre indéterminé… Je chancelle légèrement. Puis survient l’angoisse des derniers pas au milieu de lacs de boue dans lesquels le plâtre des façades se jette allègrement. Echafaudages, gravats, détritus divers, le terrain est miné… Je progresse en zigzagant dans une quasi obscurité car les plombs ont pété mais paraît-il que le néon de la douche fonctionne, lui. L’espoir fait vivre. Finalement arrivée devant une porte étroite et sombre, la petite clé entre les doigts, la tension devient insoutenable : me trouve-je réellement au bon endroit ? Que faire ? Surmonter ma répulsion ? Tourner les talons ? Mais pourquoi je pense au château de Barbe Bleue ??? Anne ma sœur Anne, courage… Après trois minutes d’apnée totale, les yeux écarquillés dans le noir, je découvre à tâtons le trou de la serrure (pas pensé à prendre la lampe frontale et après 250m sous le déluge, hors de question de faire demi-tour). Il me faut une minute de plus pour forcer la clé qui reste coincée dans la serrure sans ouvrir quoi que ce soit… Oh non, c’est trop injuste, j’en ai tellement rêvé de cette douche ! Nnnnooon ! Dans un ultime soubresaut de rage désespérée, je réessaie, tant pis pour ce que je vais découvrir… grrrgggnniiiikk la porte s’ouvre ! Je glisse un bras paniqué à l’intérieur et palpe fébrilement le mur humide à la recherche de l’interrupteur perdu…
Clic.
Un flot éclatant de lumière dorée éclabousse le minuscule espace qui sent bon l’essence de pin. Je cligne des yeux comme un hibou flashé en pleine nuit. Wahou, c’est beau ! Décors : un pommeau de douche très haut sur le mur carrelé, un mélangeur, deux crochets à habits, un mini miroir… S’il y avait des cafards, ils ont couru se cacher très très vite, merci les gars. Je commence à y croire, j’ai le palpitant à 130 ! Action : un pied à l’extérieur du bac de la douche, l’autre qui fait balancier au bout de ma jambe tendue à l’horizontale, je me plaque au mur, encore un peu méfiante. En extension maximale façon étoile de mer, j’avance une main tremblante vers le mélangeur tourné en position eau chaude… peux plus respirer… l’espoir renaît, plus fort que jamais ! Du bout des doigts, je pousse la poignée du mélangeur vers le haut… et là c’est la délivrance, le soupir de soulagement, le frisson de bonheur, Sigourney Weaver qui ressort enfin du vaisseau Alien avec la petite fille dans les bras : après quelques secondes de tiédeur, l’eau devient brûlante et pique la peau tant il y a de pression ! C’est inespéré, les larmes me montent presque aux yeux… Joie, allégresse, youpii ! Hop je referme la porte derrière moi, hop deux tours de clé : ça y est, je suis seule au monde, enfin en tête-à-tête avec ma douche.
Dix minutes plus tard : opération hammam dans les trois mètres cube de mon paradis. 250% d’humidité, 55° au moins, j’ai la peau aussi rouge qu’une langouste sur son barbecue. L’écoulement n’est pas bouché, mes affaires sont au sec, personne n’attend que je sorte pour prendre ma place – et pour cause. Paix et bonheur. Selon mon estimation, dans trois à cinq minutes, la vapeur s’échappera sous pression par l’encadrement de la porte. Paraît que ce type de cuisson, ça conserve les vitamines ; tant mieux ! Dieu que c’est bon… Presque parfait. Dommage, en effet, qu’il manque ma serviette éponge, très opportunément oubliée au bateau. On ne se refait pas…